Ailleurs - fragment

L’« Ailleurs » n’existe pas, on le rêve, c’est tout. 

Quand j’y pense, sans même en avoir une idée précise, j’imagine des rues différentes, où existe une atmosphère indéfinissable, inconnue, tout en étant profondément ancrée en des réminiscences très anciennes en moi. Une atmosphère proche de celle qu’on retrouve dans le cinéma, dans certains films, dans les vraiment bons films, ceux qu’on n’oubliera plus jamais. 

L’ailleurs, c’est ça. Un rêve qu’on fait lorsqu’on évoque un nom, par exemple l’Amérique – plaines, champs de maïs, immense continent d’herbe rase s’étendant d’Est en Ouest et cette odeur qui l’accompagne, de blé peut-être, de crottin de cheval, et de plantes mystérieuses et arides. Moscou, une odeur de neige et l’humidité. Une grande place. Des passants en fourrure. 

Des quelques jours passés à Kelly il y a trois ans, je projetais sur l’écran de mes souvenirs des rues pleines de couleurs et un fleuve gris qui en traversait le centre telle une veine battante en irrigant le sang. Puis la baie, ouverte sur une mer couleur de ciment, la sombre mer de Fellini dont l’horizon se refermait sur les mélancoliques collines du Connemara. Un vent mêlé de bruine qui s’échappait aux frontières des dernières terres occidentales d’Europe. Kelly, cet ailleurs rêvé. Aujourd’hui, j’y suis. La ouate qui enrobait sourdement mes souvenirs est restée dans cet ailleurs qui, visiblement, n’est plus ici. Et si je me retourne encore une fois, cet ailleurs disparaîtra pour toujours. 

 La tempête s’abat depuis des jours sur les rues vacillantes de la ville. Tangages de poteaux, pancartes battant des ailes et prêtes à s’envoler. La Dubh déborde sur les quais, engloutit Northern Bridge et pénètre dans la ville en rongeant les pavés sur son passage. Dans les centres commerciaux où je me réfugie, le vent frotte les murs et résonne en parcourant les couloirs vides. Vide. Me dépatouillant parfois de cette léthargie qui m’a suivie jusqu’ici, j’essaie de faire le calcul des jours qui me séparent de mes dernières vraies paroles, celles qui reflétaient une partie authentique de mon âme, mais depuis mon arrivée dans cette ville, je ne suis plus qu’errements et regards. Ailleurs, on n’est bien souvent qu’une âme rêveuse, curieuse, qui flotte à quelques mètres du sol et à qui on ne demande rien. Ici, il faut se résoudre à marcher, se déplacer, exister. Je ne peux me permettre, au risque de passer pour folle, de ne pas répondre aux sollicitations. Je ne peux entrer dans un magasin, prendre ce qui m’est nécessaire, et sortir sans un mot pour la simple raison que je ne me sens plus capable ni de sourire ni de parler. 

C’est la raison pour laquelle je l’affirme : Ailleurs n’EXISTE pas.

© Myrthe K